La construction d’un pont en Suède au milieu du XVIIIe
siècle
Linnéa Rollenhagen Tilly
Au cours du XVIIIe
siècle une surintendance des bâtiments du roi est mise en place en Suède. Une
administration centralisée, conçue sur le modèle français, ayant pour mission de
moderniser et pérenniser les infrastructures de ce vaste royaume, notamment
en supervisant les chantiers publics et privés. Ainsi, à partir de 1752 tout
projet de construction dans ce pays doit être contrôlé et approuvé par la surintendance
à Stockholm. Cette procédure administrative, lourde, donne lieu à des échanges
(correspondances et mémoires) plus ou moins importants, très riches en
renseignements en histoire de la construction. L’édification du pont de la
Douane (Tullbron) à Falkenberg dans
le sud-ouest de la Suède, est particulièrement bien documentée. Des mémoires
officiels provenant de la surintendance (des devis et des avis sur ces propositions,
etc.), des documents iconographiques (cartes, plans, coupes et élévations, etc.)
ainsi qu’une « histoire de la construction du pont de Falkenberg »
rédigé à posteriori par le maître
maçon chargé du chantier ; permettent de retracer l’élaboration du projet,
le déroulement du chantier et la réception de cet édifice[1].
L’élaboration du projet
La préparation du
projet s’est fait en quatre phases. Nommé préfet
(landshövding) de Halland en 1750 Hans Hummelhielm (1694-1772) projette rapidement la reconstruction
d’un pont sur la rivière d’Ätran
à Falkenberg, sur la route entre le Danemark et la Norvège. Dès novembre 1750
il charge le cartographe Jacob Kanter (-1760) de dresser une carte des lieux, demande
exécutée le 9 janvier suivant. Cette carte présente la route nationale longeant
le cours d’eau ainsi que l’emplacement d’un pont existant [2]. La
rivière est colorée en bleu, l’église de Falkenberg et « la maison
du pont » (brostufvan – servant
à prélever les taxes) sont indiquées par des élévations sommaires (colorées en
jaune avec des toits rouges) ; alors qu’une briqueterie (tegelbruk appartenant au maire, marqué « j »)
et « la maison du maître briquetier » (tegelmästarens hus) sont signalées par des carrés jaunes. Dans le
commentaire il est signalé que la carte fut levée dans des conditions
climatiques difficiles, neige et glaces, et qu’ainsi il ne put ni mesurer les
profondeurs de l’eau, ni étudier la qualité du fond de la rivière. D’autres
informations topographiques sont néanmoins notées sur le dessin (des collines
de sable, un terrain plat, le chemin d’hiver, etc.) et des indications plus spécifiques
sont données à l’aide d’un système de numérotation. A trois endroits Kanter informe
de la force des courants dans la rivière et il décrit un
pont existant tellement vétuste que les passants hésitent de « s’y
aventurer, car des planches du tablier sont pourries et une partie des pierres a
été remployé dans d’autres édifices » (n° 4). D’une longueur de 66 aunes
suédoises[3] (39
m) dans la partie supérieure et de 33 aunes (19,5 m) dans la partie inférieure,
l’ancien pont s’élevait sur 10,25 aunes (6 m) au-dessus de l’eau à un
endroit où les eaux pouvaient passer de 2 aunes (1,2 m) à 9,5 aunes (5,6 m).
Kanter indique également deux emplacements avec des berges solides et un
écoulement plus régulier des eaux, qu’il semble juger mieux convenir pour un nouveau pont ; l’un d’une
largeur de 200 aunes (118,5 m) et l’autre de 140 aunes (83 m).
Onze mois plus tard, dans un mémoire rédigé début
novembre 1751, le surintendant Carl Hårleman (1700-1753) présente succinctement
le projet d’un pont en pierre conçu pour remplacer l’ancien édifice en bois[4]. Il
explique qu’afin de faciliter l’écoulement des eaux et éviter des obstructions
par des matériaux son projet prévoit des arches aussi larges que possible, avec
des becs en aval et en
amont. La collection Fullerö au Musée technique à Stockholm renferme le plan et
l’élévation d’un pont en pierre de cinq arches « sur le ruisseau de
Falkenberg à Halland », il semble qu’il s’agit des dessins initialement
annexés à ce premier document. Une annotation sur l’une des feuilles
énonce que le projet fut d’abord approuvé par la
surintendance puis annulé et redessiné « pour un endroit plus large,
dans la ville »[5].
C’est effectivement le cas. Dans son « histoire de la construction du pont
à Falkenberg » le maître maçon Friedrich August Rex (1721-1800) raconte
comment il fut sollicité par le général Kaufbar,
un homme qu’il avait connu sur le chantier d’une boulangerie de la Couronne (Kronobageriet) à Vänersborg en 1749. Pour
diriger la construction de ce pont Rex réclama une indemnité journalière de 6
daler (environ 8,7 livres) et un moyen de transport gratuit (car il s’était
déjà engagé pour la construction d’une manufacture à sucre à Fredrikshall, près
de Göteborg à environ 100 km de Falkenberg). Dans un deuxième temps le maçon est
convoqué (par lettre) à Falkenberg le 20 août 1753 pour inspecter le pont
existant in situ où le projet
d’Hårleman devait prendre forme, avec le préfet Hummelhielm et le lieutenant Urban
Nordenadler (1715-1760). Rex raconte qu’après avoir étudié l’emplacement du
pont existant « il discuta avec quelques vieillards dans la ville, qui lui
expliquèrent que le cours d’eau amena beaucoup de glaces aux printemps et que
l’eau montait parfois de près de 3 mètres au-dessus du niveau ‘actuel‘ »[6].
Apprenant ceci le maître maçon conclut que l’emplacement prévu, avec des berges
et un fond sablonneux, n’était nullement adapté à la construction d’un pont en
pierre. Le préfet fut d’abord très mécontent arguant que Rex n’avait pas les
compétences nécessaires, présumant même qu’il ne savait pas écrire. Offensé, ce
dernier rédigea un rapport dans lequel il démontra que le projet approuvé par
l’administration royale n’était vraiment pas adapté car il n’allait pas résister
aux forces naturelles du lieu. Convaincu par ces arguments, le préfet demanda finalement
au maître maçon de chercher un meilleur endroit, cela malgré le fait que toute modification
du projet nécessitait une nouvelle approbation de la surintendance. Après un
sondage attentif Rex proposa de placer le nouveau pont en aval du vieux pont à
un endroit où la rivière est beaucoup plus large et profonde, mais où le sol
dur convient mieux à un pont de pierre dans un courant aussi fort et rapide[7]. Cet emplacement
corrobore à la seconde suggestion sur la carte de Kanter (fig. 1, n° 9). Après avoir
sorti ses outils de mesures que Rex emportait toujours, sauf le trépied
qu’il remplaçait par un bâton, il décrit sa manière de procéder pour dresser un
nouveau projet[8].
Après avoir mesuré la largeur de la rivière à l’endroit choisi avec un bâton (140
aunes - 83 m - à la place de 70 aunes - 41,5 m), il « compose » un
pont à quatre arches. Dans un second temps il s’assied avec le lieutenant
Nordenadler, qui écrit pendant que Rex compte. Lorsque ce dernier estime le
coût du nouveau pont à environ 20 000 daler (environ 29 200 livres) le
préfet lui demande d’abandonner, et dit : « je vais vous montrer
quelque-chose. Il [le préfet] sortit un dessin fait par le grand architecte
Hårleman, sur ou au-dessus de l’endroit du vieux pont que j’avais rejeté [Rex]
avec cinq arches. Sur le dessin il était écrit 10 000 daler [14 600
livres] de frais. Lorsque le monsieur [le préfet] dit Oh! Je [Rex] dis, je
connais ce monsieur [le surintendant Harleman] et ses principes, car il dit:
laissez les commencer seulement. Mais mon cher monsieur! Ce monsieur a uniquement
dû voir l’emplacement de son carrosse, en passant, sans se renseigner sur les
courants »[9].
Rex poursuit son récit en expliquant que son opinion, ironique et critique, était
le fruit d’une collaboration antérieure avec le surintendant, lors de la
construction de la manufacture à sucre à Vänersborg dont Hårleman avait évalué
le coût à 35 000 daler (environ
51 100 livres) alors que Rex l’avait estimé à 40 000 daler
(58 400 livres) et la facture finale fut de plus de 50 000 daler
(73 000 livres). Rex dit avoir conclu cette discussion en prônant que si
Hårleman n’était pas déjà décédé (en février 1753) il lui aurait écrit pour
présenter ses arguments.
L’université d’Uppsala conserve un dessin colorié d’un pont
en pierre sur le ruisseau de Falkenberg, signé ”U. Nordenadler F. Rex”, et daté
du 27 juin 1753 ; même si cette date ne corrobore pas au récit de Rex, il
semble qu’il s’agit bien du projet dressé lors de la visite en août 1753[10]. Il s’agit d’un pont de quatre arches - en coupe, plan et élévation -
avec une description détaillée du sol et des indications des différents niveaux
de l’eau. Les piles sont ancrées dans un sol dur, de pierre, et une explicatio brève prévoit l’aménagement
d’un nouveau chemin à travers une colline.
Le vieux pont figure encore sur un plan géométrique des
parcelles de la ville, dressé par Johan Söderling en mars 1754 et examiné par
Jacob Kanter[11]. De
ce même mois date un mémorial destiné à Sa Majesté, signé le 18 mars 1754 par
le nouveau surintendant Carl Johan Cronstedt (1709-1777). Ce dernier juge le
projet de Rex bien estimé, mais propose à son tour un nouveau dessin. L’étude
comparative des trois projets montre que Cronstedt étudia les deux propositions
antérieures. Comme Hårleman, il avait complété sa formation à Paris et il avait
chez lui une bibliothèque d’architecture exceptionnellement bien fournie ;
ainsi avant de donner son avis il a dû confronter les projets à ses lectures et
observations personnelles. Dans son mémoire il expose point par point ses
conclusions ainsi que les avantages du nouveau projet. Il juge notamment
l’emplacement proposé par Rex largement meilleur que celui initialement prévu, autant
par sa situation plus proche de la ville que par le sol solide (« car ici
on a de la pierre au milieu du courant pour la fondation des piles »).
Ainsi il complimente ce choix de Rex, mais il ne justifie pas son dessin ;
car selon Cronstedt un édifice en cinq arches plus larges, avec des piles moins
épaisses et des becs en amont et en aval est plus stable[12].
Sur ces deux derniers projets le niveau supérieur de l’eau atteint le haut des
becs mais touche à peine le sommier de l’arche, alors que dans le dessin
d’Hårleman le niveau supérieur de l’eau couvre le sommier et les becs. Dans sa
forme générale le projet de Cronstedt se rapproche ainsi à celui d’Hårleman,
mais avec un tablier plat et des arches en plein cintre comme chez Rex
(Hårleman propose un tablier en dos d’âne et des arches légèrement
surbaissées). Enfin, afin de faciliter la circulation et améliorer les
proportions, le pont de Cronstedt est plus haut et plus large que celui projeté
par Rex[13].
Deux versions du projet de Cronstedt ont été identifiées
: un dessin à l’encre daté de mars 1754 et signé « CJC », dans les
fonds des Archives nationales à Stockholm, et un dessin colorié sans date ni signature,
dans les Archives à Lund[14]. Lors de la réception des travaux en 1763, Rex explique il n’avait à
sa disposition qu’une copie du projet (Stockholm ?) et que l’originale
était chez son supérieur (Lund?).
Selon Cronstedt son projet était à la fois plus
stable, plus pratique et moins cher que celui de Rex. Même si le nouveau surintendant
ne se rendit jamais sur les lieux, le maître maçon n’est pas aussi critique
comme il l’avait été au sujet de la proposition d’Hårleman ; ce qui
évidemment peut être expliqué par le fait que Cronstedt était encore son
supérieur hiérarchique. Dans son journal le maître maçon rappelle la volonté de
l’administration d’économiser les bois ainsi que l’ordonnance royale de
construire en pierre – préconisant ici l’utilisation d’une pierre dure -
rendant ainsi ce projet cinq fois plus cher que le sien. L’avis du surintendant
est toutefois que son projet permet de réduire la consommation de matériaux[15].
Après plus de quatre ans de discussions, ce troisième projet fut approuvé et
mise à exécution.
Déroulement
du chantier : 1756-61
En 1755 Rex est de nouveau convoqué par l’administration
préfectorale, se rendant ainsi de Göteborg à Halmstad pour signer son contrat. Réclamant
d’abord une indemnité journalière de 8 daler (environ 11, 7 livres) et un
logement gratuit dans la ville, il conclut un accord avec le préfet pour une
indemnité journalière de 5 daler (environ 7,3 livres). Après avoir reçu deux
copies de son contrat par la poste il se rendit de nouveau à Halmstad, car le
document stipula qu’il devait travailler sous la supervision d’un officier de
la fortification - une collaboration
procurant une main-d’œuvre nombreuse et peu coûteuse. Selon Rex, l’administration royale jugeait qu’un maître maçon ne disposait pas des savoirs
nécessaires pour construire un pont, alors que son avis était qu’il devait
lui-même avoir la responsabilité de son travail. Rex conteste en outre qu’il
était présumé diriger la construction des batardeaux, sans aucune indemnité
supplémentaire. Après des nouvelles négociations avec le préfet le maçon
accepta finalement d’être supervisé par un homme de la fortification, en
contrepartie le préfet conclu un marché avec un charpentier pour diriger la
construction des batardeaux. Selon Rex, il rédigea lui-même son contrat. La
manière dont le maître maçon décrit les premiers contacts avec son collaborateur
principal, le lieutenant Sven Kellander (1727-1801), dévoile un début de
collaboration difficile : « je ne le connaissais pas, et il n’avait pas
entendu parler de moi mais il pensait que j’étais le genre de maître maçon
qu’il pouvait commander »[16].
L’été 1756, cinq ans après le premier projet du pont, le
chantier put enfin démarrer. Lorsque le maître maçon se rendit compte que
Kellander était novice (n’ayant aucune expérience de la construction d’un pont)
il se plaignit auprès du préfet ; notamment parce que lorsque le maçon
avait réclamé vingt hommes, le lieutenant en demanda cent, une telle
main-d’œuvre étant selon le maçon, inutile à ce stade du chantier. Rex fut
finalement convoqué à Falkenberg pour débuter les travaux en juillet. Sur le
trajet entre Göteborg et Falkenberg il s’arrêta chez le lieutenant à Varberg,
puis ils effectuèrent le restant du voyage ensemble et devinrent des
« bons amis ». Arrivés sur place ils avaient à leur disposition deux
maçons apprentis, vingt soldats et un charpentier. Ce dernier avait selon le
maître maçon « apprit à approximativement manier la hache sur des chantiers
navales » ; et lorsqu’il s’avéra qu’il ne savait pas construire un
mur de batardeaux, Rex réclama et obtint un nouveau contrat notifiant la
double fonction de maître maçon et maître charpentier.
La pose de la première pierre fut célébrée avec une
procession organisée par Rex dont il donne une description détaillée dans son
journal. Après un court discours du lieutenant dans l’auberge de la ville, Rex
avanca avec une truelle, un marteau et une règle de 5 aunes (8 m) dans sa
ceinture, puis vint Kellander, tenant le dessin du pont et une plaque
commémorative dans ses mains ; le pasteur, le secrétaire et le comptable
du préfet ainsi que trois hommes notables de la ville firent également parti du
défilé. Le préfet ne put participer aux festivités car il avait été appelé à
Stockholm. Arrivés à l’endroit choisi pour ériger le nouveau pont Rex passa sa
ceinture au secrétaire du préfet qui posa la première pierre, aidé par le
maître maçon et ses apprentis. Puis Rex prononça un discours dans lequel il souligne
l’ambition de l’administration royale de préconiser des constructions en pierre et que c’était sur son conseil que l’emplacement
du pont avait été modifié. Pour contrer des critiques, suggérant qu’il ne
disposait pas les compétences nécessaires pour ériger un tel édifice, il énonce
les règles à respecter pour construire un pont solide de pierre puis il expose
sa culture générale par une énumération de ponts considérables dans le monde
(au Mexique, en Chine, la Perse etc.) et en décrivant des ponts
« instables » en Europe (à Strasbourg, à Basel, en Hongrie etc.).
Enfin il promit de faire édifier le pont en deux ans en respectant le budget,
et la cérémonie s’acheva avec la tire d’une salve de canon.
Cette première saison du chantier prit fin au début du mois d’octobre.
Outre les fondations et quelques batardeaux, ils purent construire une forge et
une structure servant à éteindre la chaux (un banc à chaux).
Au début de la deuxième saison, l’été 1757, Rex disposait d’une main-d’œuvre de
quatre-vingt hommes. L’arrivée de vingt réservistes, à la mi-août, rendit
possible l’exécution des batardeaux, les fondations des piles, ainsi que le
voûtement de la première arche. Cette fois il explique qu’il aurait pu
travailler « correctement » s’il avait eu deux cent hommes à sa
disposition.
L’été 1758,
les soldats furent réquisitionnés pour servir dans la guerre de Sept ans, en la Poméranie
suédoise, ainsi
le chantier ne redémarra pas.
Lorsqu’au printemps 1759, Rex apprit que de l’eau s’était infiltrée
sous l’une des culées il argua que c’était de la faute de Kellander qui avait
refusé de l’écouter (selon le maçon l’officier avait bâclé le travail car les
fondations n’étaient pas assez profondes). Il explique qu’après des discussions
animées, le lieutenant lui avait ordonné d’exécuter ses ordres, promettant
oralement de prendre la responsabilité en cas de problème. Rex cèda, jugeant
que la situation n’était pas si grave si le chantier put être achevé pendant
cette troisième saison ; ce qu’il regretta par la suite, car les
complications de redémarrage du chantier se multiplièrent ralentissant ainsi
les travaux. Dans un premier temps, Rex dut gérer des problèmes de transports
de matériaux et de main d’œuvre. Il réclama soixante-dix hommes, mais pendant
les deux premiers mois il n’eut que quatorze apprentis à sa disposition ;
à la mi-juillet l’arrivée de trente hommes supplémentaires permit enfin d’accélérer
le travail[17].
Pour compenser ce manque de main d’œuvre, Rex fit construire un binard (une
sorte de brouette, facilitant le transport des grosses pierres), un moulin à
eau (permettant d’augmenter par trois le pompage des eaux) et il inventa une
machine pour lever les pierres (Rexsens
Sten Byern ; le travail de douze hommes put ainsi être réalisé
par quatre, sans les risques que présentent le transport des pierres sur des
cintres au-dessus de l’eau). Grâce à ces dispositions il fut possible de
réparer la culée endommagée et réaliser le voûtement des deux arcs restants
avant la pause hivernale. Dans son récit, il conte des nouvelles tensions
hiérarchiques, notamment lorsque les apprentis se plaignent car Kellander « les
dispute et les surveille tellement qu’ils ne savent plus ranger ni une pierre
ni un bâton d’une manière qui le satisfait », Rex aurait répondu :
« ne prêtez pas attention à ce qu’il dit, et faites comme je vous ai
appris ». Ainsi le maître maçon s’étonne quand Kellander sait ordonner la manière
dont les apprentis doivent disposer les pierres dans la voûte ; démontrant
ainsi qu’il avait appris à agencer de la chaux avec des pierres. Par le journal
de Rex nous apprenons en outre que le maître maçon se servait d’un corne à
crier (rophorn) pour donner des
instructions et qu’il insistait pour avoir des apprentis « doués » ;
parfois il outrepassa même ses droits et fonctions provoquant des conflits avec
le Maire qui cherchait également une main-d’œuvre compétente.
La quatrième et dernière saison les travaux démarrèrent dès
le 1er mai 1760, avec une équipe composée de quatorze maçons
apprentis et soixante soldats. Pour récupérer les pierres de l’ancien pont, Rex
fit installer deux cabestans sur les berges. Ce dernier raconte comment il
réussit à charger quatre pierres sur une barge avec l’aide de son épouse et sa
fille (âgée de quatre ans) : « ainsi j’amenais les pierres sous la
voûte et pouvais les monter aux endroits où je les voulais dans la voûte »[18].
Après cette expérience réussie, les « hommes » firent un minimum de
trois trajets par jour emportant chaque fois au moins trois pierres ; un
système qui fonctionna jusqu’à ce que la barge coule.
La mise en service du pont pour les piétons et les carrosses
eut lieu avant la fin de l’été 1760, quatre ans après la pose de la première
pierre - le double du temps prévu par Cronstedt comme par Rex. Ce délai semble
surtout être dû aux difficultés d’obtenir une main-d’œuvre suffisamment
nombreuse pendant les quatre à six mois « ouvrables ». Des dégâts causés lors de la suspension des
travaux pendant les hivers rigoureux et des problèmes provoqués par des
restrictions budgétaires sont également évoqués. Lorsque Rex demande
l’autorisation de renforcer le pont avec environ 1600 kg de fer (12 skeppspund), on lui demande d’attendre
la réception des travaux. Quand celle-ci est réalisée trois ans plus tard, sa
demande est rejetée. Si Hårleman évalue les frais à 10 000 daler (environ
14 600 livres), Rex prévoit le double et Cronstedt estime le coût à
24 238 daler (environ 35 387 livres), le montant total est finalement
34 258 daler (environ 50 016 livres). Le gros œuvre
du pont est réalisé en gneiss d’Halland (de Slöinge)
et les becs triangulaires sont en granite. Des briques et des pierres provenant
des ruines d’une fortification médiévale dans les alentours (Falkenbergshus) semblent avoir servi
pour le remplissage des murs. Le bois provient de Fagered
(situé à environ 40 km du chantier) et les
parapets furent construits en briques (aujourd’hui, ils sont en béton).
Les auteurs du
pont : compétences pratiques et hiérarchies professionnelles des
différents acteurs
Qui est l’auteur de ce pont? La plaque commémorative placée
lors de la pose de la première pierre désigne le roi Adolphe Frédéric comme
commanditaire, que la construction a lieu sous la responsabilité du lieutenant
Sven Kellander et que les travaux sont dirigés par Friedrich August Rex. Quant
à une table gravée en pierre posée sur le pont à la fin des travaux, elle
mentionne le roi mais aussi le préfet comme commanditaires et l’ouvrage est
cette fois attribué à « l’architecte Friedrich August Rex », seul,
sans aucune mention des surintendants ni des lieutenants. Rex explique un vide
dans la partie basse de l’inscription. Selon le maître maçon, le lieutenant
Kellander aurait méprisé Rex lorsqu’il fut promu capitaine (ce dernier n’étant
toujours « qu’un maître maçon »). Au moment de la « signature »
de l’œuvre, lorsque Rex lui demanda s’il voulait être désigné comme lieutenant
ou capitaine ce dernier aurait répondu « je m’en fiche », ainsi le
maçon choisit la qualification de lieutenant ; arguant que c’était bien
son titre au début du chantier. Fâché, Kellander aurait fait effacer son propre
nom.
Ces « signatures » comme l’étude du chantier reflètent des conflits hiérarchiques, provoqués
par des divergences dans les compétences théoriques et pratiques des différents
intervenants. Si les trois concepteurs disposent de formations européennes, les
deux derniers ont des expériences pratiques plus solides ; Rex (maître
maçon - ingénieur) et Cronstedt (Surintendant : architecte - ingénieur).
Quant aux militaires, Urban Nordenadler et Sven Kellander, nous ne connaissons
pas le contenu de leurs formations au sein de l’administration des
fortifications. Un aperçu sommaire des parcours différents des trois premiers
auteurs aident cependant à mieux appréhender le contexte de la construction en
Suède dans ce milieu du XVIIIe siècle.
Fils et petit-fils de maîtres jardiniers d’origine hollandaise œuvrant
dans les sphères royales en Suède depuis la seconde moitié du XVIIe
siècle, le baron Carl Hårleman est né à Stockholm en 1700 (Stavenow ; Olausson, Millhagen). Orphelin de père dès sa petite enfance, son
éducation est supervisée par les amis de son père : Nicodème Tessin le
jeune et d’autres collègues à Stockholm. Sa formation est complétée par un
voyage d’étude en Hollande, France et Italie entre 1721 et 1727. Rappelé à
Stockholm, il est nommé architecte du roi en 1728 avec pour mission principale
de superviser le chantier du château royal à Stockholm ; en 1741 il est
promu surintendant. A Paris, il loge chez Claude Desgots et étudie chez
Jean-Baptiste Bullet de Chamblin mais aussi à l’Académie royale d’architecture.
La collection Tessin-Hårleman (Nationalmuseum, Stockholm) renferme des nombreux dessins de ces
maîtres parisiens, de leurs ancêtres et collègues. Notamment des dessins et
des gravures du pont du pont Royal à Paris, dont l’un des auteurs présumés
serait Pierre Bullet (Rollenhagen Tilly
2012.1, p. 137-144). Une compilation de notes réunies par Hårleman
conservées à la bibliothèque royale à Stockholm comprend également un exercice
de construction d’un pont, basé sur le pont Royal[19]. Le
projet d’Hårleman dressé pour le pont à Falkenberg est très proche de ce
chef-d’œuvre français. Nos sources laissent paraître un homme avec une
formation plus théorique que pratique ; ce qui semble être assez plausible
pour cet architecte-artiste, « dessinateur et créateur », connu pour
la qualité et le raffinement de ses dessins.
Friedrich August Rex est
né à Annaberg en 1721. A 17 ans il rentre en apprentissage de maçonnerie et
l’année suivante il devient apprenti charpentier,
œuvrant ensuite pendant deux ans au château de Baden à Brandebourg. En 1742, il
suit un apprentissage dans l’art de l’ingénierie chez un capitaine Voigit. D’abord architecte de la ville
de Rostock il est employé comme architecte et arpenteur chez le comte Bernhard
von Bassevitz à Mecklenbourg en 1743, puis comme maçon à Riga (1744) et
architecte-arpenteur chez le comte Fredrik von Bassevitz à Mecklenbourg (1745)
avant de travailler comme maçon à Göteborg (1747). Six ans après son arrivée en
Suède il devient bourgeois et maître maçon de Göteborg et en 1781 il est nommé « mécanicien » de la ville de
Göteborg, ville où il décède en 1800.
Son projet pour le
pont et la manière dont il s’investit dans ce chantier laisse paraître un homme
très instruit et polyvalent, avec une réelle expérience du terrain. Son projet
est moins raffiné mais plus pragmatique, et ses compétences sont confirmés par
plusieurs autres expertises au seine de la surintendance. La culée construite
selon les instructions du lieutenant l’été 1759 pose des problèmes à maintes
reprises, Rex regrette ainsi de ne pas avoir demandé au
lieutenant de noter par écrit sa responsabilité lors des travaux ; ou au
moins d’avoir eu un témoin. Il
est toutefois disculpé par Alexander Michael von Strussenfelt
(1716-1707), élu membre à l’académie Royale des Sciences, pour un mémoire sur
l’art de la maçonnerie (Strussenfelt 1766). Il s’avère en effet que ce dernier
s’était arrêté incognito sur le
chantier et avait discuté avec Rex des problèmes posés par une collaboration
avec des gens « incompétents », notamment en soulevant le conflit
concernant les fondations de cette culée ; et en 1777 Strussenfelt aide
Rex à définitivement renforcer la culée.
Le comte Carl Johan Cronstedt est né à Stockholm en 1709, dans l’été 1729 il suit l’instruction de
l’inventeur Christopher Polhem, notamment une introduction pratique et
novatrice aux arts de la mécanique et de la construction (dont la conception
des ponts suspendus et flottants (Kolm)). L’année
suivante il devint assistant d’Hårleman. Lors de son voyage d’étude sur le
continent (1732-1737), outre une formation théorique, il suivit un
apprentissage pratique chez un tailleur de pierre parisien et constitua une
collection d’architecture exceptionnelle (Rollenhagen Tilly, 2008). Cette dernière comporte des livres et des dessins concernant
l’édification des ponts, dont l’utilisation est attestée par des manuscrits
dans sa bibliothèque (Rollenhagen Tilly, 2012.1 et 2). Dès 1733 il est nommé intendant à la cour et
en 1753 il succède à Hårleman au poste de surintendant. Il compte également parmi les membres
fondateurs de l’académie Royale des Sciences de Suède (1739). Il est connu pour
avoir eu un esprit très pragmatique. Une gravure dans la
Collection Cronstedt au musée national de Stockholm présente une
« correction » du pont Royal à Paris réalisée avec du fusain rouge
(fig. 6). La superposition de cette correction et son élévation pour le pont de
Falkenberg laisse supposer qu’il copia et adapta le modèle français aux besoins
du site et aux moyens locaux. Dans sa fonction de surintendant il eut à
valider, corriger et formuler plusieurs projets de ponts – dont aucun ne lui a
été attribué (Lundqvist).
Les trois co-auteurs principaux
de ce pont en pierre eurent ainsi des formations complémentaires qui
reflètent une multiplicité de profils professionnels et les difficultés de
définir le métier d’« architecte » encore au XVIIIe siècle (Cojannot). Outre les aspects pratiques, ce chantier
témoigne d’un processus de transferts et d’adaptations de techniques entre
diverses traditions et savoirs faires européens. Le premier livre en suédois
avec une introduction à l’art de la construction fut publié en 1752 (König ; Rollenhagen Tilly, 2014), au début de l’élaboration de ce projet. Il
est plausible que les trois auteurs connurent l’ouvrage mais qu’ils avaient
accès à la littérature européenne et les travaux suédois qui y sont résumés. Notons
toutefois que les paragraphes exposant le processus de construction conseillé pour
un pont en pierre correspondent parfaitement à celui du pont à Falkenberg, et que
pour modèle « idéal » l’auteur cite le Pont Royal à Paris. Ce
chantier peut donc être vu comme un cas d’école, un exercice réussi de transfert
d’un modèle français pour contribuer à la modernisation des
infrastructures routières de ce vaste pays, mais relativement pauvre. Monument historique depuis 1984, le pont, dans sa
longévité, confirme les savoirs faire et donc la qualité de sa construction (Hellander,
p. 5 ; Lundborg).
Bibliographie :
O. Bjurling, Falkenbergs sparbank : minnesskrift med anledning av bankens 75-årsjubileum, Falkenberg 1940, 368 p.
A. Cojannot, « Du maître d’œuvre isolé à
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[1] Dans des cahiers conservés aux
Archives Nationales de Stockholm (Riksarkivet) le maître maçon August Friedrich
Rex raconte sa vie et ses exploits, le cahier intitulé « histoire de la
construction du pont de Falkenberg » est composé de 78 pages. Cf.
http://rex.slaktdata.org/index.php?p=1rex&s=b&file=./rexdata/1rex/b/1rexb0103.jpg&max=76&id=id-1rex-b-0.
[2] Geometrisk charta på en del af Falckenbergs
ström, å ömse sidor om nu warande landswäg wid Falckenbergs åhbro ... Afmät åhr
1751 af Jacob Kanter reproduite dans Bjurling 1940, p. 359. Cf.
également : http://kommunarkivet.wordpress.com/2011/11/25/bro-over-falckenbergs-strom/
[3] Une
aune suédoise (aln) = 0,593 m.
[4] Archives Nationales de Stockholm (Riksarkivet), ÖIÄ
skrivelser till kungl Maj :t 1729-59.
[5]
Fullerösamlingen, Tekniskamuséet, Stockholm ; ”projectet casserat och
omgiort ty bron kom att giöras på bredare stelle ock flyttad till staden”.
[6] Extrait
du journal de Rex : ”ett par af
de äldste Männ [...] om denne strömmens förhållande, Med isgång och fallande
och stigande vatten [...] des berättelse var : att mickan iss denne strömmen
med sig förde; at vattnet stiger iblan 5 aln högare än som det änu är, eller då
var”.
[7] Extrait
du journal de Rex : ”högst
nödig under alle bygnader men ännu mera till en stenbros uppförande, besinner i
en sådan stey och rapider ström”.
[8] Extrait du journal de Rex : ”deröfwer
also tog iag mine landmätere instrumenter som jag alltid förde med mig utan
stativet, ty dertill tåg jag en påhl. Åch mäta strömens bred, som befans vara
140 aln brede. Sedan concepterade jag en Ritning af 4 hwalf Bogar, sedan satte
wir oss, jag och lieutnanten [Nordenaldler ...] jag räknade och han skref...”.
[9] Extrait
du journal de Rex : ”Jag skall
vise eder noget. Han tog fram en Ritning gjort av den store architecten
Hårlemann, på eller öfwer den platzen wid gamla bro som iag forkastet med 5
boger. På ritning sto skrifwit 10 000 dlr i omkostnat. So her sade hans
node. O! Sade jag [Rex] denne herrn känner jag åch hans princip, ty han sägger: lät dem beginne
bara. Men min nådige herre! Denne herrn må hafva sit platzen ut ur vagn i
förbey fahrende, ey heller gurt sig underrädtat om strömens art”.
[10]
http://app.ub.uu.se/epub/bildsok/bibrecord.cfm?bibid=4607
[11] Utdrag af Falckenbergs stads geometriske
charta uprättad åhr 1754 öfwer situationen på berörde stad, och innom hwad
kretz hustomter och hageplattzarna äro belägne
Falkenberg, 1759, carte conservée à la bibliothèque royale de
Stockholm (KB, H. vol. 5, fol. 116) cf. également :
http://kommunarkivet.wordpress.com/2010/11/23/falckenbergs-stads-tomter-och-husestallen/.
[12]
Extrait du journal de Rex :
”Hwad siälfwa pelarna angår så har iag giort med lika förbyggnader både mot ström
som bakom strömfallet, ty det nå äfven få nyttigt och nödigt at de förhindra
åtkärningar och åtgräfningar, som valwer eljest gör bakom pelarna som at de
samman så dela vatnet och isen som skal pasera genom walfen och ej som
förnämnde ritning innanhållan ålangs förbygganden framför pelarna, som är emot
al wanlig practique i förfwarliga brobyggnader”.
[13]
10 aunes - 5,93 m - entre les parapets à la place de 8,3 aunes - 4,94 m et
13 aunes - 7,7 m - entre le tablier et la largeur de la culée.
[15] Les Archives nationales à Stockholm
(RA, ÖIÄ, skrivelser till kungl Maj :t 1729-59, 18/03/1754).
[16] Extrait
du journal de Rex : ”Jag kände
honom icke, ach han viste icke af mig utan troendes: att iag var en sodan
murmester, som han nog konde commandera”.
[17] Extrait
du journal de Rex : ”i medan
iag icke fott de hugna quader sten, som iag i förshlaget om nempt, ey heller icke
feck huge dem der till, utan moste efter order Mura dem med stener, som dem
war, ey heller feck det järn i rättan tyd, som iag till för anckring
Requirerade etc. och då iag hade begärd 70. Mann. Jag feck då order, att holle
mig ferdige med 14 Geseller”.
[18] Extrait du journal de Rex : ”Således
feck iag stenorna under wahlfwet. ach Konde makligen hissa dem op, på war plads
iag wille hafwa den i hwalfwet ».
[19]
Bibliothèque Royale, Stockholm (KB, S 33).
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